Et si le principal danger au Mali était la criminalité organisée ?

Et si le principal danger au Mali était la criminalité organisée ?

Abdoullah Coulibaly, organisateur du Forum de Bamako, Lundi 15 juin, dans un restaurant du 11° arrondissement

« On a été incapable de trouver une solution pour le nord du Mali en 50 ans »

Un accord de paix entériné le 15 mai par le gouvernement malien et une partie des communautés du nord du Mali a été paraphé, samedi 20 juin, par le dernier mouvement rebelle touareg qui s’y opposait?: la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA). Cette coalition réunit divers mouvements, dont le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), un groupe armé luttant pour l’indépendance de la région septentrionale, qu’elle a renommée « Azawad ».

L’accord prévoit une large décentralisation, à travers la constitution d’assemblées régionales dotées de pouvoirs importants, élues au suffrage universel direct. Il reconnaît également à « l’Azawad » une réalité humaine, mais sans contenu politique. Il programme par ailleurs le retour de l’armée malienne dans les régions du nord.

La communauté internationale s’est félicitée de cet accord, espérant qu’il stabilisera un pays menacé d’effondrement en 2012, lorsque des mouvements rebelles touaregs s’étaient faits déborder par des groupes djihadistes. La France, qui s’était interposée militairement en janvier 2013 pour stopper une offensive éclair sur la capitale Bamako et dont les troupes sont toujours présentes au Mali, en soutien à une mission des Nations-Unies (Minusma), a officiellement affiché son optimisme.

Cofondateur du Forum de Bamako et président de l’Institut des hautes études en management (IHEM) dans la capitale malienne, Abdoullah Coulibaly appelle de son côté à la prudence. Interviewé à Paris au lendemain de Rencontres organisées en Normandie sur le thème Entreprendre avec l’Afrique du XXI° siècle, il souligne combien les blessures sont mal cicatrisées entre certaines populations du nord et du sud du pays. Des propos tenus alors que pointait la perspective de l’accord du 20 juin.

« Il ne faut jamais laisser le mal s’installer »

« La leçon que l’on peut tirer des dernières années, c’est qu’il ne faut jamais laisser le mal s’installer », explique-t-il. « Le malheur est venu de mon ami l’ancien président Amadou Toumani Touré, qui a cru, lorsque le GSPC est arrivé au nord du pays, qu’il n’allait pas durer. Nous avons été très léger à cette époque, au milieu des années 2000?.

« Le MNLA ne représente rien »

« Le véritable problème du Mali, le mal qui s’est enkysté au nord, ce ne sont pas tant les rebelles touaregs, ce n’est pas tant le MNLA, qui a une capacité de communication notamment ici en France mais qui ne représente rien », prévient Abdoullah Coulibaly. « La vraie force, derrière la scène, ce sont les djihadistes, les narcotrafiquants, les miliciens de Libye. Le vrai patron de Kidal, c’est Iyad Ag Ghali. Signer un accord de paix avec le MNLA, cela ne veut rien dire ».

« Les routes de la drogue ont été redéployées vers l’ouest de l’Afrique »

« Pendant des années, on a laissé des gens libres de circuler au nord, avec des marchandises de tous ordres », rappelle-t-il. « Les routes de la drogue ont été fermées au Mexique, elles ont été redéployées vers l’ouest de l’Afrique, via la Guinée Bissau, la Guinée Conakry, le Sénégal. Les Touaregs ont de leur côté demandé à l’État de démilitariser la zone. Tout à coup, on veut cesser cela et vous croyez qu’ils vont se laisser faire? »

 « L’argent de la grande criminalité achète tout »

« L’argent sale de la grande criminalité achète tout », s’inquiète ce fin connaisseur des questions de sécurité. « Le responsable d’un convoi de drogue touche 20 000 dollars et il peut garder le pick up. Un officier supérieur gagne lui un million de francs CFA (1520 €) par mois et un trafiquant peut lui en proposer beaucoup plus d’un coup s’il ferme les yeux. C’est par de tels moyens que les narcos ont pris possession de la Guinée Bissau ».

« Les djihadistes croient en l’argent »

« Les djihadistes ne croient pas en Dieu, ils croient en l’argent », gronde-t-il. « Grâce à cet argent, des baronnies se sont créées. Sous des arguments identitaires, les chefs protègent leurs avantages acquis. Beaucoup, au sein de la population du nord, disent que la paix, elle aussi, est achetée. L’argent part ensuite au Burkina Faso ou en Mauritanie. La véritable solution pour contrer cette emprise, c’est le développement. Au nord, il n’y a pas de courant, pas d’eau. Il faut raccorder tous ces territoires ».

« Attention à ne pas gâcher la relation entre la France et les Maliens »

« Pour Paris, l’enjeu de la sortie de crise est très important », ajoute Abdoullah Coulibaly. »Il y a eu une renaissance des relations entre les Maliens et la France grâce à l’opération Serval. Mais il faut faire attention à ne pas gâcher tout cela. Si vous jouez mal à Kidal, la confiance peut s’effondrer. Des politiciens font croire que la France est derrière les séparatistes. La population dans le reste du pays est très remontée. Tout cela est stupide mais il ne faut pas prêter le flanc à des soupçons d’injustice ou de partialité. La France est le pays de Jean-Jacques Rousseau. Il ne faut pas jouer avec les concepts en fonction de ses intérêts. Sinon les gens ne croiront plus au droit et se méfieront des missions et des institutions internationales ».

« La propagande d’un génocide des Touaregs »

« Le grand défi, c’est de construire la confiance entre le nord du Mali et le reste du pays », note ce personnage dont la femme est originaire de Gao. « Elle a été fracturée et la réconciliation ne se décrète pas. Au nord, certains inculquent à leurs enfants qu’un génocide a été commis envers les Touaregs. Une telle propagande a été pourfendue par Ag Hamani, un Touareg qui a été premier ministre. Il y a eu assurément des blessures, qui vont rester même si on accorde le pardon ».

« L’émergence d’une grande entité stratégique, l’EuroAfrique »

« Au-delà de la France, l’enjeu concerne toute l’Europe », ajoute le cofondateur du Forum de Bamako. « Beaucoup de capitales ont pris conscience d’une menace dans le Sahel lors de l’attaque et de la prise d’otages d’In Amenas, en janvier 2013. Au même moment, l’opération Serval a, en quelque sorte, concrétisé l’émergence d’une grande entité stratégique, l’EuroAfrique, englobant l’Europe, l’Afrique du Nord et la bande saharo-sahélienne ».

« Pas de développement sans sécurité »

« Ce qui est arrivé au Mali peut arriver à tous les pays du sud du Sahara », assène-t-il. « Les principales causes de l’instabilité, ce sont la faiblesse de l’État, la mauvaise gouvernance, des stratégie de développement insuffisantes. Il faut que les Européens fassent venir des compétences pour, à la fois, accélérer le développement et construire des armées fiables et solides. Il ne peut pas y avoir de développement sans sécurité, et réciproquement ».

« Ériger des digues face à l’émigration »

« On pourrait même arriver à inverser les flux migratoires », glisse Abdoullah Coulibaly. « Il faudrait créer des sociétés euro-africaines d’exploitation des importantes ressources minières de la région. Aujourd’hui, les jeunes qui vivent au-dessus de ces gisements dormants fuient cette richesse potentielle pour aller se tuer en mer ou dans le désert. Fournir du travail dans nos pays, c’est ériger des digues face à l’émigration ».

« La profondeur économique de l’Europe, c’est l’Afrique »

« Et on peut faire venir des compétences inutilisées en Europe, où sévit le chômage », renchérit-il. « Cela a déjà commencé en Angola, où émigrent de nombreux Portugais, ou au Maroc, avec les Espagnols. Il faut s’ouvrir à cette dynamique du métissage, c’est une chance pour les deux continents. Nous avons besoin les uns des autres. La profondeur économique de l’Europe, c’est l’Afrique. Il faut le comprendre, l’assumer, et ne pas écouter les slogans panafricanistes qui mettent en garde contre une ‘néocolonisation’ ».

« Contrer la spéculation foncière »

« Des compétences sont nécessaires pour développer l’agriculture, afin de sortir d’une économie de subsistance », conseille le président de l’Institut des hautes études en management (IHEM), une structure créée en 2000 et qui forme environ 150 diplômés par an. « Le droit foncier doit être structuré pour contrer une spéculation immobilière croissante qui expulsent des paysans de leurs terres, notamment dans la périphérie des villes. L’injustice conduit en effet au désespoir et à la révolte ».

« Incorporer la démocratie dans le subconscient des gens »

« Un accompagnement en faveur de la démocratisation peut se révéler également utile mais sans pousser au mimétisme », suggère-t-il. » L’Europe a mis cent ou deux cents ans à développer ses modèles. La démocratie est assurément la meilleure voie pour contourner la tyrannie, juguler les conflits, pousser les gens à se regrouper autour d’un projet. Mais le respect des règles, l’éducation à la citoyenneté, la confiance dans les institutions, cela prend du temps pour les incorporer dans le subconscient des gens ».

« De mon temps, l’école fournissait l’ardoise, le cahier, les crayons »

« L’éducation, surtout, est un enjeu majeur », conclut Abdoullah Coulibaly. « Il n’y a pas de développement sans des ressources humaines de qualité. Or le système éducatif public ne parvient pas à suivre le boum démographique, ce qui augmente la pauvreté. De mon temps, l’école nous fournissait l’ardoise, le cahier, les crayons. Aujourd’hui, les parents doivent acheter tout cela. Bien souvent, il y a cent élèves dans une classe et celle-ci fonctionne en alternance avec des élèves le matin et d’autres l’après-midi. Le niveau ne suit pas et cela me serre le cœur de voir tous ces jeunes sortant dans un nuage de poussière, sans véritable avenir. L’État ne pouvant faire face, il faut un secteur privé ».

« Les valeurs, cette force invisible qui pousse à réussir »

« On m’a reproché à l’IHEM de faire une école pour l’élite mais j’ai mis en place un système de bourse pour 25 étudiants par promotion », raconte-t-il. « Certains n’étaient jamais venus dans la capitale, d’autres devaient prendre trois bus pour venir. J’ai demandé à des ambassadeurs en poste à Bamako d’être leurs parrains. Ceux-ci ont cherché à savoir comment ils pourraient aider et l’un d’eux a tout simplement acheté un matelas neuf à son filleul. Le but n’est pas tant qu’ils fassent des cadeaux mais qu’ils transmettent des conseils, des valeurs, cette force invisible qui pousse à réussir. Quand je vois cela, je me sens utile et les larmes me viennent aux yeux, car il n’y a pas de pire injustice que de ne pouvoir t’accomplir parce que ton père n’a rien ».

Source: La Croix

JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN