Kenya : un pays divisé où l'instabilité creuse son sillon

kenya un pays divisé

Il y a bien eu un vote pour la présidentielle ce jeudi 26 octobre, mais rien n'est réglé sur le plan politique au Kenya en ce vendredi où les opérations de compilation des résultats, entamées jeudi soir, se poursuivent vendredi. Alors que l'opposant Raila Odinga, de l'ethnie luo, a décidé de ne pas participer à ce qu'il a qualifié de « mascarade électorale », le résultat ne fait aucun doute. Uhuru Kenyatta, président sortant et de l'ethnie majoritaire dans le pays, celle des Kikuyus, est assuré de l'emporter. Entre les partisans du fils du premier président du Kenya, Jomo Kenyatta, et ceux de son rival historique, la division, pour ne pas dire la déchirure, s'est installée.

Une déchirure politique consommée

L'illustration la plus marquante en a été le report du vote dans l'ouest du pays à la suite de violences. L'opposition n'ayant pas obtenu satisfaction quant aux réformes qu'elle souhaitait dans les membres et le fonctionnement de la Commission électorale (IEBC), le vote n'ayant pu se tenir de manière sereine sur toute l'étendue du territoire, la crédibilité du scrutin est fortement entamée et ce n'est pas la parole des observateurs que la Cour suprême kényane avait implicitement remis en question qui va y changer quelque chose. Faut-il le rappeler, la Cour suprême avait justifié cette décision par des irrégularités dans la transmission des résultats, faisant peser la responsabilité de ce scrutin « ni transparent ni vérifiable » sur la Commission électorale (IEBC). Encouragé par ce jugement, Raila Odinga, 72 ans, déjà trois fois candidat malheureux à la présidence (1997, 2007, 2013) a donc fait pression pour obtenir une réforme de cette Commission. Certes des changements ont été effectués, mais l'opposition les a trouvés insuffisants. D'ailleurs, le président de l'IEBC avait lui-même admis que la Commission ne pouvait pas garantir un scrutin crédible, ce qui a conforté Raila Odinga dans sa volonté de boycotter l'élection. 

Un scénario comme celui de 2007 ? 

Sur le terrain, les frustrations et le sentiment de marginalisation exacerbés depuis des années ont conduit ce jeudi à des affrontements violents dans de nombreux bastions de l'opposition. Selon l'AFP s'appuyant sur des sources policières et hospitalières, au moins quatre personnes ont été tuées par balle et une vingtaine d'autres blessées dans les bidonvilles de Nairobi et dans l'ouest du pays. Pour l'agence panafricaine Panapress, ce sont au moins cinq personnes qui ont été tuées lors de divers incidents violents à Nairobi, Kisumu et Homa Bay, dans l'ouest du Kenya, avant la fermeture du scrutin présidentiel repris jeudi, dans un contexte de faible taux de participation estimé à environ 30 %.

À Kisumu, la police a abattu une personne et une autre a été tuée par une foule dans la ville, ont déclaré jeudi des habitants et des médecins du Jaramogi Teaching and Referral Hospital. « Nous avons quatre personnes qui reçoivent encore un traitement. Une personne blessée par balle a perdu la vie pendant son traitement », a soutenu un médecin de l'hôpital principal du gouvernement cité par Panapress. De son côté, la police a confirmé qu'une personne avait été abattue à Homa Bay, dans l'ouest du Kenya, à environ 400 kilomètres de Nairobi, lors d'une manifestation contre l'élection présidentielle qui se déroulait jeudi. À Nairobi, deux personnes ont été abattues à Baba Dogo, lors d'une manifestation de résidents. À Kibera, ce sont cinq personnes blessées par balle que l'agence Panapress a repérées lorsque la police a affronté une foule de hurleurs avec des cailloux qui se cachaient dans les bidonvilles. Les habitants de la colonie des bidonvilles ont résisté aux efforts visant à ouvrir les centres de vote, en particulier l'école primaire Old Kibera, où le candidat à la présidence, Raila Odinga, qui s'est retiré des élections, vote habituellement. Un homme a reçu une balle dans la tête, un autre a été blessé au cou et trois autres ont été blessés aux jambes par la police déployée dans les bidonvilles.

La police au cœur de la situation explosive

« Notre attention a été attirée sur certaines allégations colportées par des médias que la police a tiré à balles réelles et qu'un homme a été abattu à Mathare », a déclaré le porte-parole de la police, George Kinoti, ajoutant que « non seulement c'est faux », mais cela visait aussi à dépeindre l'élection présidentielle en cours comme marquée par une violence généralisée. « La vérité est que nous avons eu des poches de violence isolées par des bandes de jeunes dans certaines parties de cinq des 47 comtés du pays, où le vote se passe bien », a poursuivi George Kinoti. Selon Panapress, la police a déclaré qu'il y avait eu une fusillade dans le comté de Homa Bay où une grande foule a attaqué une petite installation de la police appelée Sindo. Le poste de police de Suba South et les quelques policiers en service ont été contraints d'utiliser le tir réel pour se protéger et protéger l'arsenal. Au cours de l'incident, une personne a été abattue et une autre gravement blessée. Dans un autre incident dans la ville d'Oyugis, un policier en service public avec d'autres policiers ont affronté une foule bloquant la route Kisii-Oyugis, a indiqué la police. « Nous souhaitons réaffirmer que les policiers déployés dans tout le pays sont soumis à une instruction stricte de répondre aux actes de désordre public en utilisant des moyens légaux et d'appliquer une force proportionnée en vue de rétablir la loi et l'ordre », a déclaré la police qui a utilisé des balles réelles pour répondre aux habitants de Kibera. De quoi conduire le président de la Commission indépendante des élections et des frontières (IEBC), Wafula Chebukati, à déclarer que l'élection avait été confrontée à de graves problèmes de sécurité et qu'elle devrait être renouvelée. « Ceux qui souhaitent participer ou s'abstenir lors des élections d'aujourd'hui doivent être autorisés à jouir de ce droit. La police est sur place pour s'assurer que ce droit est respecté », a pour sa part déclaré la police dans un communiqué. En tout cas, quand on sait que depuis le 8 août, au moins 44 personnes ont été tuées, notamment dans le cadre de la répression brutale des manifestations par la police, il y a lieu de craindre pour la suite en repensant au scénario glaçant de 2007 dont le bilan, faut-il le rappeler, est de 1 100 morts au moins dans des violences politico-ethniques qualifiées de « pires depuis l'indépendance en 1963 ».

La question ethnique au centre de la lutte pour le pouvoir

Trois présidents d'ethnie kikuyu sur les quatre que le pays a connus jusqu'ici, une économie qui se place en tête de toutes celles de l'Afrique de l'Est avec encore une fois une place prépondérante pour les Kikuyus, voilà qui apporte un éclairage particulier sur la donnée ethnique à l'issue d'un scrutin qui n'a pas pu se tenir dans quatre des 47 comtés du pays (Homa Bay, Kisumu, Migori et Siaya) pour cause de report par la Commission électorale, comme par hasard des comtés majoritairement peuplés par l'ethnie luo. Comme pour enfoncer le clou, le gouverneur de Kisumu, Anyang'Nyong'o, une des figures de l'opposition, a indiqué dès ce jeudi qu'aucun vote ne serait organisé samedi dans son comté avant de dire qu'une semaine de deuil allait être décrétée. À ce stade de la déchirure politique et sociale, on peut dire que les arguments avancés par le gouvernement n'ont pas manqué de correspondre à une certaine réalité sur le terrain. Il est en effet difficile d'obtenir un vote serein des électeurs quand il y a des troubles entraînant une forte insécurité, quand les bureaux de vote sont fermés et que le matériel n'est pas acheminé. Oui, mais, justement, tout cela était prévisible et on peut s'interroger sur la volonté politique des autorités d'installer le cadre le plus serein possible pour un scrutin régulier et crédible.

La population et des personnalités lassées de cette situation

La conséquence sur le terrain est que les affaires vont moins bien, l'économie est au ralenti et il y a fort à parier que si la situation perdure, les agences de notation ne manqueront pas de baisser leur appréciation de ce pays-clé d'Afrique de l'Est. Du côté des populations, le moral est loin d'être au beau fixe. Illustration avec cette déclaration recueillie par l'AFP auprès d'une jeune femme de 29 ans travaillant dans le secteur bancaire. « Ces divisions sur des lignes ethniques ne font que s'aggraver », a déclaré Mulinge Mwende de l'ethnie minoritaire kamba. « En ce moment, il devient difficile de faire des affaires avec des gens qui ne sont pas de (sa) communauté », a-t-elle expliqué avant de préciser ne pas pouvoir évoquer ouvertement ses opinions politiques face à des clients, eux aussi, « très prudents et susceptibles ». Côté célébrité, le dessinateur kényan Gado a choisi de rendre visible la fracture qui traverse le Kenya. Dans son dessin, une électrice, le corps coupé en deux, met un bulletin de vote dans une urne en grimaçant, pendant que ses jambes avancent dans la direction opposée. Le symbole d'une promesse de lendemains loin de chanter.

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Source: LePoint Afrique