Groupes armés, conflits et gouvernance en Afrique de l’Ouest : Une grille de lecture (Deuxième Partie)

Cartographie de l'Afrique de l'ouest réalisée par la Banque Mondiale

3. Facteurs de conflictualité
D’une manière générale, les conflits en Afrique de l’Ouest sont le produit d’un ensemble de facteurs interdépendants – politiques, économiques, socioculturels, environnementaux – qui répondent à des logiques structurelles et systémiques convergentes.

3.1. Facteurs politiques
La persistance de foyers de conflits en Afrique de l’Ouest est généralement associée à la fragilité et à la vulnérabilité structurelle de l’État. L’État africain postcolonial se caractérise par sa faiblesse et par la défaillance relative de ses institutions. Nombre d’États peinent en effet à assurer leur autorité sur l’ensemble de leur territoire et à garantir à la fois les services de base, la sécurité humaine et la sécurité territoriale. Un mode d’organisation territoriale hérité de la colonisation accentue des disparités en termes d’infrastructures, de développement et aussi de contrôle de l’État sur certaines régions. Dans la zone sahélo-saharienne, d’immenses étendues territoriales en déshérence, couplées aux traditions de nomadisme et aux dynamiques transfrontalières des populations, rendent particulièrement complexe la gestion de la souveraineté.
La géopolitique interne des États de la sous-région traduit le plus souvent une opposition entre un « centre » hégémonique et des « périphéries » relativement marginalisées, qui revendiquent une redistribution du pouvoir et des ressources du pays. Les demandes démocratiques exacerbées par la crise des ajustements, n’ont pas contribué partout à la pérennisation d’une gouvernance au service des populations.
Cette carence dans la gestion politique et socio-économique du territoire est une source d’instabilité et un facteur de fragmentation de l’espace national. Il en résulte dans bien des cas une rupture du monopole de la violence légitime, débouchant sur une démultiplication d’acteurs concurrents à l’État : groupes armés, milices, réseaux criminels régionaux ou internationaux, etc.

3.2 Facteurs économiques
Les facteurs économiques jouent un rôle essentiel, à la fois comme enjeux et comme sources de financement des conflits. Si tous les conflits armés n'ont pas une explication économique, tous ont besoin d’être financés.
Par la diversité de ses ressources (fer, gaz, or, pétrole, phosphate, uranium), l’Afrique de l’Ouest est au coeur des convoitises des acteurs stratégiques internationaux (États-Unis, France, Chine, compagnies pétrolières) en quête d’une diversification de leurs approvisionnements et d’une sécurité énergétique.
D’une manière générale, les sociétés africaines se trouvent aussi insérées dans une économie mondiale informelle, qui est à la fois source d'accumulation pour certains acteurs et facteur de conflits. Les systèmes de conflits ouest-africains se greffent ainsi sur des interdépendances complexes entre, la contrebande de produits illicites, les organisations criminelles, les trafiquants d'armes, en liens avec le monde international des affaires et certains acteurs nationaux ou régionaux.
En favorisant une mécanique de circulation de biens illicites, certaines crises internes ou locales peuvent ainsi devenir les catalyseurs régionaux de conflits impliquant une multitude d’acteurs étatiques et non étatiques.
Les systèmes de conflits ouest-africains s’appuient enfin sur un contexte de pauvreté et de chômage de masse qui favorise l’enrôlement dans les milices, groupes armés et autres réseaux criminels. La pauvreté touche en effet près de 50% d’une population en majorité jeune (45% de la population a moins de 15 ans et 75 % a moins de 30 ans).

3.3. Facteurs socioculturels
Les sociétés ouest-africaines se caractérisent par une forte croissance démographique et une population majoritairement jeune. Mais l’exercice du pouvoir y reste principalement aux mains des aînés et le leadership tarde à se renouveler, entrainant un déséquilibre générationnel.
Selon la thèse développée par l’anthropologue Paul Richards, l’évolution de certains conflits ouest-africains pourrait être abordée sous l’angle du conflit générationnel et de la rupture du « contrat social » entre les cadets sociaux et les aînés.

L’effondrement des institutions publiques et du système éducatif laissent sans perspective d’avenir une majeure partie de la jeunesse et favorise ainsi la montée d’une culture politique intolérante, en rupture avec les modes de lutte civique pacifiques. Confrontés aux inégalités croissantes du fonctionnement de l’État et de la société, des jeunes remettent radicalement en cause la légitimité des institutions étatiques et se tournent vers l’idéal « égalitariste » et l’espoir d’un « autre avenir », incarnés par les bandes armées et les mouvements religieux sectaires.
Ce contexte est également marqué par la résurgence ou l’instrumentalisation des référents identitaires, communautaires, « ethniques », porteurs d’un risque de fractionnement et de tensions sociales. Ces modes de représentation et de mobilisation sociales se développent d'autant plus que les acteurs sont en situation de crise et de forte vulnérabilité.
La montée des nouvelles religiosités et des radicalismes des mouvements tels que Boko Haram s’inscrit dans ce contexte de crise des « encadrements ».

3.4. Facteurs environnementaux
La fragilité écologique de l’espace sahélien, caractérisée par des cycles de sécheresse, la raréfaction des zones pastorales suite à la pression foncière exercée par les agriculteurs, constitue l’un des facteurs déterminants des rébellions Touaregs du début des années 1990 au Mali et au Niger. Au Niger, plus particulièrement, la surexploitation des rares ressources en eau par les entreprises minières exploitant l’uranium, constitue une menace sérieuse pour l’économie pastorale, principale source de revenus des communautés Touaregs, Peulhs et Kounta. L’assèchement des nappes phréatiques d’Agadez, seules ressources en eau de la région, dans l’immense plaine de l’Irhazer au Nord du Niger, s’annonce comme l’un des vecteurs persistants de crises. Au Niger, les agriculteurs constituent la base électorale des principales formations politiques.

4. Dynamique des groupes armés
Au-delà de leur diversité et de la singularité de chaque trajectoire, l’émergence des groupes armés reste éminemment liée à la problématique de la fragilité de l’État. La persistance des violences politiques en Afrique de l’Ouest, traduit indéniablement la faiblesse des mécanismes institutionnels internes de régulation sociale et de redistribution des richesses. En l’absence de jeu démocratique, et de mécanismes impartiaux d’arbitrage, les contradictions et les oppositions sociales dérivent dans nombre de cas vers l’antagonisme armé.

4.1. Typologie sommaire
Selon la typologie établie par Small Arms Survey, trois paramètres prépondérants caractérisent les groupes armés : leur relation avec l’État – plus précisément la remise en question du monopole de la force exercé par l’État-, leur champ d’action, et les motivations qui les incitent à prendre les armes. Par champ d’action on entend la portée géographique de la menace que ces groupes représentent pour l’autorité gouvernementale, à savoir si les groupes cherchent à exercer une influence à l’échelle nationale ou subnationale.
En se limitant aux deux premiers éléments de cette typologie, les principaux groupes armés ciblés dans nos fiches thématiques s’inscrivent dans le schéma suivant :
Ceux qui visent la conquête du pouvoir d’État ou le changement radical du modèle institutionnel et social (AQMI, Boko Haram).
Ceux qui revendiquent une autonomie politiques pour motifs identitaires et/ou pour un autre partage des ressources (MEND dans le Delta du Niger, MNJ au Niger).
Ceux qui luttent pour une plus large autonomie de type indépendantiste (MFDC en Casamance).
Ce schéma – opposant principalement des acteurs locaux à l’État national en crise-, se trouve toutefois travaillé par la montée de réseaux transnationaux (diasporas, entreprises multinationales- notamment minières et pétrolières, puissances régionales ou internationales) organisés dans un jeu complexe d’alliances ou d’allégeance, qui bousculent toute démarcation simple entre enjeux internes et enjeux internationaux.

4.2. Vers une violence cyclique ?
L’évolution des quatre principaux foyers de conflits armés en Afrique de l’Ouest confirme une logique de cycles systémiques, favorisant l’installation des foyers conflictuels dans la durée.
Les épisodes d’accalmies dans certaines régions débouchent sur le recyclage d’acteurs de conflits sur d’autres sites de conflits : présence répétée de mercenaires libériens en Côte d’Ivoire,collusions possibles entre combattants Touaregs de retour de Libye et éléments d’AQMI, jonction possible entre AQMI et Boko Haram, etc.
La nouvelle donne géopolitique née de l’effondrement du régime du Colonel Kadhafi en Libye– particulièrement la dissémination dans la sous-région des armes soustraites aux arsenaux libyens – ravive les craintes d’une résurgence de rebellions et d’un ancrage durable du terrorisme dans l’espace sahélo-saharien. La région est devenue l’un des axes de pénétration des trafics en tous genres vers l’Europe dont le narcotrafic, et les migrations clandestines.
La montée en puissance du mouvement islamiste armé Boko Haram au Nigéria, témoigne de l’installation progressive d’un fondamentaliste subsaharien connecté à la mouvance terroriste internationale. L’attentat de type terroriste perpétré par le MEND en octobre 2010, le jour de la commémoration de l’Indépendance du Nigeria, amorce un glissement possible du mouvement vers une nouvelle stratégie de lutte. En Casamance, le MDFC, jusqu’ici en latence, a repris de la vigueur en décembre 2011.
D’une manière générale, la dynamique d’insécurité régionale reste entretenue par la circulation sans entrave des acteurs et facteurs de conflits. Pour rappel, on estime à plus de 8 millions d’armes en circulation Afrique de l’Ouest. Plus de la moitié sont détenues de manière illicite.
Ces multiples défis appellent une modulation de stratégies adaptées à un contexte en pleine mutation, mais qui se gardent de privilégier une approche purement martiale et sécuritaire qui resterait sans effet sur les causes profondes des conflictualités.
Les opérations de désarmement et les offres d’amnistie sont parmi les mesures d’action habituellement envisagées pour influencer et mitiger la prévalence des groupes armés. Cloisonnées à un niveau national, leurs résultats sont restés dans l’ensemble mitigés à défaut d’une approche adaptée à la portée régionale du phénomène.
Les expériences ont démontré par ailleurs qu’il était plus efficace de cibler l’amélioration du niveau de vie général notamment par la création d’opportunités d’emplois pour espérer une démilitarisation de la société. Une attention particulière devrait être portée sur la jeunesse, principale catégorie touchée par la marginalisation économique, propice à toutes les dérives.
Des interventions axées sur la réduction de l’offre en munitions représentent à ce jour un moyen sous-exploité, qui pourrait contribuer à limiter l’impact néfaste de la présence déjà massive des armes légères dans la région. En effet, à l’inverse des filières locales de production d’armes légères, les industries artisanales locales sont dépourvues de capacités techniques pour produire les munitions qui restent importées de l’étranger.
De même, la mise oeuvre de véritables réformes des Secteur de la Sécurité nationaux (assurant leur contrôle démocratique par les parlements nationaux) devraient se compléter d’une approche régionale -sous l’égide des organisations régionale telles que la CEDEAO- adaptée au décloisonnement et l’interconnexion croissante des facteurs et acteurs de la conflictualité dans la sous-région.

La réussite de toutes les initiatives visant à maitriser la circulation et la reproduction des conflits au niveau régional suppose toutefois la restauration des moyens et des capacités d’action et de contrôle des États, sous peine de voir se perpétuer le cycle des violences.

Auteur:  Michel Luntumbue

Source: GRIP (Groupe de Recherche et d'Information sur la Paix)