Des Tunisiens manifestant à Bir Ali, à 60 kilomètres à l’ouest de Sfax, contre les événements liés aux migrations avec la responsabilité de la Marine tunisienne. © Benoît Delmas
Au-delà du chiffre en augmentation de migrants tunisiens prêts à prendre tous les risques pour franchir la Méditerranée, il y a le nombre d'enfants non accompagnés : 230. Il en dit long sur une certaine désespérance à l'origine des mouvements de migrations du Sud vers le Nord.
Jeudi, à Bir Ali, 60 kilomètres à l'ouest de Sfax, c'était une matinée porte close. Les magasins, administrations et autres activités avaient baissé leurs rideaux de fer pour « une journée de colère et deuil ». Un cortège d'habitants remontait la rue principale. Quelques-uns portaient trois cercueils, l'un en bois sommaire les deux autres en bois poli. En cause : les dizaines de Tunisiens morts le 8 octobre alors qu'ils tentaient de rejoindre l'Europe au moyen d'une frêle embarcation. Un navire des garde-côtes tunisiens l'aurait éperonné. Le chef du gouvernement Youssef Chahed a diligenté une enquête pour éclaircir les raisons du drame. À Bir Ali, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, enfants, tous défilaient dans le calme pour réclamer justice. Ce qui a endeuillé cette paisible cité touche toute la Tunisie. Car le désir de fuite vers « l'eldorado » européen traverse toutes les classes sociales.
Le phénomène ne concerne pas que les plus démunis. Franchir la Méditerranée nécessite un pécule. Quelques milliers de dinars pour le bateau, les frais d'essence, la nourriture (compter 48 heures pour se rendre en Sicile) ainsi que la rémunération du passeur, quand il y en a un. Ces quelques milliers de dinars sont un obstacle pour une partie de ceux et celles qui souhaitent quitter le pays. Les autres parviennent à s'entraider, à collecter la somme nécessaire. Mais il existe un autre exode, désormais constaté par des chefs d'entreprise : celui de ceux qui ont un emploi, un salaire, un job intéressant. Les patrons observent que ceux-ci veulent partir. Légalement. Cette fuite des cerveaux questionne les milieux économiques et politiques. Comment les retenir ?
Des ingénieurs expérimentés lorgnent désormais les pays étrangers (Europe principalement) pour poursuivre leur carrière. À salaire égal, certains préféreront désormais tenter l'aventure ailleurs. Près de 1,5 million de Tunisiens vivent en dehors de leur pays. Une caractéristique nationale, les Tunisiens ayant toujours été à travers l'histoire des Phéniciens, des voyageurs audacieux, des commerçants, des marchands, des artisans… Si la recherche de l'argent n'est pas le moteur du départ, les conditions de vie le sont. Écoles, sécurité, hygiène de l'espace public font partie des motifs du départ ainsi qu'une défiance à l'égard de l'action politique. Si ce départ n'a rien de définitif, il illustre le manque de confiance de la nouvelle génération d'actifs quant à l'avenir de leur pays. Et c'est le signal le plus inquiétant envoyé à l'égard de l'intégralité des dirigeants du pays qui se succèdent depuis la révolution du 14 janvier 2011.
Ceux qui n'ont rien, ni emploi ni revenu, ceux qui vivent dans des régions marginalisées depuis des décennies, ceux qui n'attendent plus de recevoir l'espoir d'un espoir, ceux-là braveront la mer malgré les efforts déployés par les forces sécuritaires. Du 1er au 18 octobre 2017, les autorités tunisiennes ont stoppé 79 tentatives de départs, 1 700 individus. L'OIM (Office international des migrations) a dénombré 1 357 arrivées illégales de Tunisiens en Italie du 1er janvier au 31 août. Chiffre qui a ensuite explosé (1er septembre-18 octobre) : 2 900 Tunisiens, dont 49 femmes et 230 enfants migrants non accompagnés, sont arrivés sur les rives italiennes. Un véritable rush malgré les risques. Ils sont 110 329 migrants à avoir gagné l'Italie (1er janvier-18 octobre). 2 594 sont morts lors de la traversée. La tentative de barrage maritime faite par certains pays explique la baisse des arrivées : ils étaient 145 000 sur la même période en 2016. La Libye demeure le principal point de départ. Concernant la Tunisie, l'augmentation soudaine des arrivées en Italie peut s'expliquer par la détérioration continue des conditions sociales (inflation qui frôle les 6 %, chômage à plus de 15 %...) depuis plusieurs années. Ce qu'a dit, sans langue de bois, le vice-président de l'Assemblée des représentants du peuple de Tunisie.
En voyage en Suisse, l'un des poids lourds du parti islamiste Ennahda, Abdelfattah Mourou, n'a pas mâché ses mots à l'égard de la situation dans son pays : « Les Tunisiens en ont marre de ce chaos. Ils veulent à manger et du travail. » Et, assassin, d'ajouter : « Un pays qui est dirigé par un président qui a 93 ans et qui est allié à Rached Ghannouchi, qui a 76 ans, est-il vraiment stable ? Que va-t-il se passer si l'un des deux venait à disparaître ? Il n'y a pas d'accord entre leurs partis. » L'instabilité politique pèse malgré que Youssef Chahed dirige un gouvernement d'union nationale et que l'opposition soit atomisée. Malgré cette union, deux partis cogèrent le pays : Nidaa Tounes et Ennahda. Et les jeux politiciens priment sur une vision à long terme. Entre douloureux héritage social de la dictature Ben Ali, dégradation des conditions de vie depuis la révolution et absence de perspectives, les Tunisiens sont las. Et les tentations de départs, légales ou non, perdurent. Au lendemain de la fuite de Ben Ali, ils furent nombreux à prendre la mer pour rejoindre l'Europe. Sept ans après, c'est le statu quo. D'après le FTDES (Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux), 40 % des Tunisiens souhaitent rejoindre l'Europe clandestinement. La preuve que plus que jamais les chantiers sociaux et économiques sont des défis aussi importants que ceux ayant trait à la sécurité.