Note rédigée par le Directeur Exécutif d’African Crisis Group (ACG) Dr. Sékou Kouréissy Condé, Ancien médiateur de la République, Ancien ministre.
La République de Guinée, indépendante depuis le 02 octobre 1958, est une ancienne colonie française qui compte près de 12 millions d’habitants. Sur une superficie de 245 857 Km2 vivent depuis plusieurs décennies des groupes sociaux ayant en héritage une histoire et un territoire communs. Ces différents groupes sociaux - pouvant être subdivisés en ethnies selon un découpage linguistique - recouvrent un maillage territorial qui subdivise le pays en quatre régions naturelles. Chacune de ces régions correspond, peu ou prou, à un ensemble de groupes sociaux homogènes culturellement mais composés d’une mosaïque d’ethnies.
La configuration actuelle de la nation guinéenne est la résultante, d’une part, d’un brassage culturel et de l’autre, d’une histoire politique commune jalonnée par des périodes de grandeur et de décadence. De la construction des grands empires à la pénétration coloniale en passant par les luttes d’indépendance jusqu’à la naissance du multipartisme, les communautés guinéennes se sont toujours côtoyées de façon harmonieuse. Il n’empêche néanmoins que le pays à frôler le pire à maintes reprises en raison des tentatives d’instrumentalisation de la question ethnique. Si toutes ces tentatives ont été exorcisées jusqu’à présent, le mérite revient à la solidité des ressorts sociaux de la société guinéenne empreints de liens d’échanges, de voisinage et de mariages mixtes. Or, l’histoire nous apprend que ces leviers peuvent être coulés. Moult exemples en Afrique et ailleurs dans le monde prouvent à suffisance que l’équilibre d’une nation se maintient et s’entretient tous les jours, et que celui-ci peut être rompu à l’épreuve des agendas politiques et du ressentiment des différents groupes sociaux.
Si la cohésion nationale a toujours été maintenue en Guinée, le tissu social national fut durement fragilisé lors des dernières élections présidentielles en 2010. Cette séquence historique de la vie de notre pays n’est pas la seule à avoir été porteuse de stigmates pouvant nous faire craindre le pire. Toutefois, cette période se singularise par le degré des inimitiés et la détermination des acteurs sociaux et politiques en compétition. En outre, une autre caractéristique des tensions ethniques en 2010 et de ses soubresauts actuels, réside dans le fait qu’elles cristallisent un ensemble de ressentiments ou de frustrations réelles ou fantasmées d’une bonne partie de la société guinéenne. Pour la première fois dans l’histoire de la Guinée, des populations ont été chassées et expropriées de leurs biens en raison de leur appartenance ethnique. Des maisons et des boutiques incendiées et des exactions commises contre les personnes donnant lieu à quelques meurtres de sang froid. Une vraie césure s’est dessinée entre les deux grandes ethnies - numériquement - du pays, les Malinkés et les Peuls. Sans limiter l’analyse à cette dualité ethnique, la plupart des ethnies guinéennes ont connu des périodes difficiles et les conflits communautaires ont revêtu diverses formes. Tantôt ceux-ci se sont traduits en confrontation basique entre deux ethnies. En témoignent entre autres, l’épisode de 1956 à Conakry où Soussous et Peuls se sont livrés à des purges réciproques, ou celui plus récent de Zogota où des Malinkés, allochtones, et des Guerzés originaires du territoire se sont aussi affrontés pour un lourd tribut en vies humaines. Tantôt ils se muent en une stigmatisation du pouvoir central contre un groupe ethnique désigné comme un bouc émissaire. Le coup « Diarra » en Juillet 1985 et le « complot Peul » en 1976 sont symptomatiques de l’anathème jetée sur une ethnie par les représentants de l’Etat. Enfin, les conflits communautaires s’enracinent dans des comportements douteux et identitaires en faisant de l’autre, un adversaire voire un ennemi surtout lors des périodes de conquête politique du pouvoir. En Guinée comme dans certains pays africains, le pouvoir politique est associé à l’ethnie de celui-ci qui l’incarne. Souvent fantasmé, ce raccourci doit être déconstruit. C’est à l’aune d’un travail citoyen et de résolution politique des conflits larvés que la nation guinéenne résistera aux tentations de division.
Les tentatives de désagrégation de l’unité nationale se sont aggravées au temps du multipartisme triomphant avec la stratégie de constructions des scores électoraux par le biais de l’ethnicité. Ce phénomène est une pratique récurrente des formations politiques. S’il assure l’hégémonie de certaines d’entre elle dans le débat public, elle conduit inexorablement à saper les bases du pacte républicain fondé sur une Guinée, une et indivisible où la citoyenneté est la seule unité de valeur de considération et ou l’égalité devant la loi est la norme. Cette impasse conduit à ce que Jacques Rancière nomme par anti phrase la guerre de tous contre tous. Or, il se trouve que dans un contexte de rareté des biens, de pauvreté galopante caractérisée par un chômage de masse et d’une redistribution inégalitaire des ressources de l’Etat, la conquête du pouvoir politique semble assurer aux individus et en particulier aux groupes sociaux auxquels ils appartiennent l’accès à tous les privilèges.
Cette lecture simpliste des acteurs sociaux conduit et entretient des reflexes ethniques dans ce que certains auteurs appellent l’émergence d’un « marché des idées » (Snyder et Ballantine, 1994). Ce « marché des idées » lors des échéances électorales est segmenté sur des bases ethniques comme le dit Alexandre Jaunait. Cette politisation de l’ethnie doit interpeller tous les acteurs politiques en termes de responsabilité politique et citoyenne. Les individus et les groupes sociaux doivent être socialisés démocratiquement autrement que par leur instrumentalisation cynique. Un travail de « conscientisation » des populations est un chantier transversal qui inclut acteurs politiques et société civile. La variable ethnique n’est pas une tare dans notre pays. Celui-ci s’est construit par des mariages mixtes et par cette différence interculturelle qui enrichit la nation. La nécessité de bâtir une société libre et égalitaire en Guinée passe par le dépassement de la crispation ethnique. Pour reprendre une formule de Frantz Fanon, « nous devons nous suicider dans l’ethnie pour renaître au sein de la nation ».
A l’échelle de notre pays et au stade de notre jeune démocratie, l’intérêt général qui prévaut commande de sortir durablement de ces crises répétitives afin que nous rebâtissions tous ensemble le tissu social, moral et culturel qui a fait la renommée de notre pays, une terre des ancêtres, une terre de paix où la bataille du développement serait gagnée ensemble par le peuple et ses dirigeants qu’il aura choisi librement. Au final, c’est se hisser à la hauteur de l’Histoire que de permettre qu’un tel dialogue se fasse car la démocratie est par définition le régime dans lequel s’opèrent les choix d’avenir et la jeunesse doit être au cœur de ses préoccupations.
C’est pourquoi nous ne cessons de plaider que la réconciliation nationale soit à l’opposé de la vengeance pour éviter à la jeunesse d’hériter des haines du passé. En sus, elle exige une véritable pédagogie du pardon, tâche ardue qui exige un supplément d’âme pour dépasser les rancœurs. C’est le message que notre génération doit adresser à sa jeunesse. C’est ce combat qu’assume à travers ma personne le Cabinet stratégique African Crisis Group. Depuis sa création il est dédié à la prévention et résolutions des conflits. Présent sur plusieurs fronts critiques dans le continent, notre stratégie est de nous confronter aux acteurs, de susciter le dialogue entre les protagonistes, faire bouger les lignes par la force des arguments. Cette initiative que nous prenons avec d’autres vient donc à point nommé. Elle permet de refonder le contrat politique national sur des bases saines.
Le but de cette démarche n’est pas d'exploiter à des fins partisanes les tensions de la société guinéenne mais de créer en son sein une conscience politique sur les bienfaits d'une société régie par la concorde et la paix sociale. L’enjeu est de porter la bonne parole dans cette Guinée profonde taraudée par la violence. Il faut renouer les liens là où effectivement les brisures et les crispations identitaires se font le plus ressentir afin de recréer la confiance mise à rude épreuve par les errements politiciens. Par la sensibilisation, il s'agit de cultiver la conscience civique et morale au fondement de notre nation qui met l'accent sur le vivre ensemble et l'adhésion commune à une même nation qui assure l'égalité des droits et les libertés politiques. C'est sans doute là le chemin qui mène à une démocratie apaisée.
De plus la réconciliation nationale crée des anticipations favorables car en créant les conditions de la quiétude intérieure elle accroit les chances de construction d’une diplomatie économique réellement incitative pour les investisseurs étrangers. Car elle envoie un signal fort de paix qui rassure les investisseurs et crée les conditions favorables au développement économique. Car comme le dit Alexis Tocqueville les affaires du dedans se traitent en fonction des affaires du dehors. Il n’y a pas de rupture entre politique intérieure et politique extérieure. Les deux sont imbriquées voire complémentaires car ce sont les structures internes qui surdéterminent les positions extérieures d’un Etat. Vue sous cet angle, la réconciliation nationale est belle et bien une politique dans la mesure où elle dessine la possibilité d’un vrai projet global. Il ne s’agit pas là d’un programme détaillé mesure par mesure mais d’un projet qui donne une direction claire à l’action et qui permet de fédérer les esprits.
En outre, la réconciliation nationale restaure la fraternité et promeut l’unité nationale. Elle doit s’appuyer sur les mécanismes traditionnels de résolution des conflits en complément de dispositifs de justices plus formels. Ce combat je le mène depuis très longtemps en tant qu’enseignant chercheur dans les universités américaines où je dispose d’une chaire «Prévention et Résolution des conflits » puis en tant qu’homme public ou l’ensemble de mon engagement est de susciter partout ailleurs et là où ça se fait le plus ressentir en Afrique en particulier en Guinée un intérêt de paix. Les femmes et les jeunes doivent être dans cet élan des médiateurs potentiels. Je m’y engage fermement car notre avenir dépend de l’inclusion des jeunes et des femmes dans le processus national de développement. C’est un pari pour l’avenir. On ne peut y échapper.
La mise sur pied de ce projet se heurtera immanquablement à des réticences voire des mises en cause. Nous ne sommes pas des catastrophistes ou des oiseaux de mauvais augure qui rôderaient au dessus de notre beau pays pour attirer à lui tous les démons de la terre en voulant exhumer les vieilles querelles interethniques là où d’aucuns estiment que le seul combat qui vaille, c’est celui contre la mal gouvernance et contre la pauvreté pour sortir les populations de leurs conditions de vie miséreuses depuis des décennies. En revanche, nous estimons que la réconciliation nationale ouvre de nouvelles perspectives pour la nation.
En dépit des interrogations qu’elles soulèvent et contradictions qui la traversent, la réconciliation nationale est un lieu de débats d’échanges où l’on s’efforce de surmonter en permanence ses douleurs pour déterminer un chemin commun. C’est aussi un lieu où l’on forme les hommes et les femmes qui dans les positions et les fonctions les plus diverses auront à aider le pays à l’emprunter.
Nous convenons de la difficulté de la tâche tant les inimitiés sont grandes. Deux risques existent au moins. D’abord celui de voir les « vieilles » blessures se rouvrir (ce qui revient à postuler que ces dernières aient pu être fermées) et partant, offrir une possibilité de vengeance aux victimes - quand elles sont en vie - ou à leurs descendants. Ensuite, le fait d’offrir une tribune à ceux qui veulent relativiser les crimes commis à défaut de les nier. Mais c’est à la société guinéenne de trouver les ressorts des conditions de possibilités d’un tel objectif et de trouver en son sein la meilleure porte de sortie. Le choix est hautement politique. Il interroge au plus haut point tous les acteurs de la vie publique (société civile, société politique confondue). L’enjeu ici n’est pas des élections à gagner ou à perdre. Il s’agit d’épouser si besoin en est la seule querelle urgente qui consiste à recréer le socle social et politique de la cohésion sociale et de la concorde civile. L’entreprise est difficile mais ambitieuse et exaltante parce qu’elle balise le chemin vers la construction et la consolidation d’une nation guinéenne prospère et démocratique.
Dans ce contexte porter le débat de la réconciliation nationale c’est articuler une réponse politique à la crise de la nation. Il amène aussi à repenser les fondements de notre vivre ensemble et in fine d’interroger notre passé politique pour remettre le chantier de la nation au cœur de l’ouvrage. Car la Guinée entant que nation n’est pas simplement un composite ethnique ni un brassage social : c’est un construit social et politique donc fondamentalement une histoire et une politique. C’est un continuum c’est-à-dire le lieu d’une mémoire à la fois institutionnelle et politique en perpétuelle évolution.
Il nous appartient à travers le débat sur la réconciliation de retrouver le sens d’un récit commun qui n’exclut personne qui coupe court à des mémoires inversées qui autorise qu’un même évènement traduit selon les angles de vue une interprétation différente voire polémique. Chaque partie ressassant ses griefs sans voir que l’autre en a autant pour son service.
A travers la réconciliation nationale c’est le chemin d’une acceptation commune qui est recherchée. C’est pourquoi le récit national fera la part belle à ce qui fait notre unité nationale en prenant le soin d’affronter courageusement notre histoire. Il ne passera par pertes et profits le côté sombre de cette histoire. Mais il s’appuiera là-dessus pour convenir désormais de ce qui est possible de faire ou de ne pas faire. En cela imposer des limites en somme discréditées dans nos pratiques politiques le recours à la violence et la tuerie de masse sera la clé de voute de ce nouveau langage commun. Enfin pouvoir dire à l’unisson : Plus jamais Ça ! va décrisper et adoucir les mœurs politiques en créant les conditions d’inclusion des vaincus de l’histoire dans la nation. Dans ce contexte, il n’y aurait plus de place pour une histoire exclusive. Mais celle-ci cèdera sa place à une histoire partagée dans laquelle tout le monde trouvera son compte.
Il n’y a pas un modus operandi universel pour mettre en place des assises de la réconciliation nationale. L’idée sera de s’inspirer des pays - aussi divers que le Ghana, l’Equateur, le Rwanda, le Chili ou l’Afrique du Sud - ayant expérimenté ces processus. Un comité de pilotage doit être mis en place composés d’intellectuels, d’acteurs de la société civile et du monde politique pour discuter des modalités et des interrogations pertinentes des débats. Un recours à toutes les structures et plateformes citoyennes internes ou à l’extérieur du pays qui œuvrent pour la démocratie et l’unité nationale. Enfin, des ressorts traditionnels de la société traditionnelle guinéenne doivent être convoqués : les leaders religieux, les notables traditionnels. Les formes de restitution des débats au grand public peuvent prendre différentes formes. Elles doivent être discutées et faire l’objet de consensus.
Document de plaidoyer, African Crisis Group (ACG) /Mars 2014.